Marcher en doutant
Un massacre, des scènes de guerre en plein Paris. Une rédaction décimée. Celle d’un petit journal peu lu finalement (60 000 exemplaires par semaine et une santé financière chancelante). Des disparus emblématiques dont à peu près tout le monde connaissait les noms.
Les médias qui s’emballent et déclinent à l’infini, le drame, la compassion, le pathos, les spécialistes qui analysent, les ministres, les proches qui ont peur, les micros trottoirs inutiles et font tourner en boucle les mêmes images, les mêmes infos, et parfois la même absence d’info.
J’ai donc marché cet AM. Après hésitations et doutes.
Mais je me suis dit qu’il fallait répondre. Je me suis dit qu’il ne fallait pas rester silencieux face au fascisme. Car je ne considère pas les frères monstrueux, ni celui dont l’exploit a consisté à tirer dans le dos d’une femme, comme les représentants d’une religion mais comme les armes au service d’une idéologie totalitaire qui cherche à la fois à s’imposer dans les pays arabes, mais combat aussi son ennemi de l’extérieur. Face à cela, le silence m’a paru impensable puisque c’est justement cela qu’ils cherchent. Il fallait bien faire quelque chose.
J’ai donc marché en me remémorant que les journalistes de France Inter qui clament doctement leur amour de la liberté d’expression et leur émotion au massacre de Charlie Hebdo, sont restés bien cois lorsque les chroniqueurs Stéphane Guillon et Didier Porte ont été éjectés de leur propre station il y a deux ou trois ans. Pourtant, si la méthode est différente, le motif est le même. Il s’agissait bien de faire taire des voix dérangeantes. Car ces deux chroniqueurs sont l’équivalent à l’écrit ou à la voix de la bande à Charlie. Des iconoclastes que rien n’arrêtait, toujours prompt à dénoncer la bêtise, les contradictions et la compromission des puissants de la République. Et ils ne s’en privaient pas. Forçant même DSK à fuir la station un certain matin.
J’ai marché en me rappelant que Sarkozy qui, avec beaucoup de gravité, se fait soudainement le chantre de la liberté d’expression ne l’a guère appréciée quand Alain Génestar alors directeur de Paris Match avait dévoilé dans son magazine les soucis du couple présidentiel. Au point de réclamer et d’obtenir la tête de ce dernier. Et même chose pour Daniel Mermet, la voix dissonante de France Inter, viré sous Hollande et du très consensuel PPDA trop insolent vis-à-vis du Président de la République…. (on croit rêver !)
J’ai marché en me disant que pour Valls et Hollande, cette affaire tombait vachement bien et allait leur permettre de rebondir dans les sondages en jouant les chefs de guerre présents sur tous les fronts. D’ailleurs la crise n’a sans doute pas été si mal gérée puisque je n’ai pas entendu la moindre critique.
J’ai marché en me disant que Wolinsky, l’anarchiste, devait déjà se retourner dans sa tombe en entendant la Marseillaise chantée pendant la marche républicaine dont il est l’un des héros malheureux (Maris, Cabu et Charb aussi d’ailleurs. Les autres, j’en sais rien). Ça leur aurait inspiré de beaux dessins ! D’ailleurs, l’idée même d’une marche républicaine les aurait certainement fait bondir !
J’ai marché en me demandant ce que la République comptait faire pour sauver ses enfants de banlieues que l’on abandonne dans un grand état de détresse sociale, psychologique et culturelle sans aucune arme pour lutter contre les loups dangereux et manipulateurs, très bien armés eux, qui fabriquent des bombes humaines, pions sacrifiés sans humanité sur l’autel d’idéologies obscurantistes et totalitaires.
J’ai marché en me demandant combien de temps allait durer l’état de grâce et cette folle envie qui saisit soudain la communauté nationale de se mobiliser au profit d’une presse libre quand les Français lisent de moins en moins le journal et s’en remettent quasi exclusivement aux grands messes du 20H pour s’informer.
J’ai marché en me demandant ce que les représentants officiels de la Turquie, de la Russie et de quelques autres régimes autoritaires en rupture avec les droits de l’homme et la liberté d’expression venaient faire là !
En rentrant de la marche, on a mis la télé. Lorsque le caméraman est tombé sur une pancarte « Si TF1….. » l’image a brusquement changé d’objectif.
Quand le journaliste de France 2 a interrogé un marcheur dont le discours n’était ni lénifiant ni vraiment consensuel, il a été interrompu, on lui a dit que la chaîne publique avait très bien fait son métier et on est passé à quelque chose plus dans le ton du jour « c’est formidable, la République, la solidarité, les valeurs et patati et patata… »
Liberté d’expression chérie, quant tu nous tiens.
Je vous souhaite le bonsoir, nous vivons une époque formidable !
Ah... ça n'a rien à voir, mais j'ai repris l'éléphant de la semaine passée :